"LA PASSION DE LA CILICIE, 1919-1922" de Paul du VEOU

Publié le par Le Cercle d'Ecrits Caucasiens


      Qu'il me soit permis de consigner ici l'expression de ma respectueuse reconnaissance pour Madame la générale Andréa qui a eu la grâce de se dessaisir pendant quelques jours, en faveur de ce travail, de souvenirs très chers qu'elle conserve du général ; il n'est pas un Arménien, il n'est pas un ancien soldat du général Andréa, dont le coeur ne s'étreindra en le retrouvant, grâce à cette générosité, si vivant et comme à l'action dans ce livre.  Si les Aïntabais s'émeuvent en y reconnaissant les traits glorieux d'Adour Lévonian, qu'ils sachent que sa photographie a fait le voyage des Etats-Unis avant de me parvenir : je l'ai extraite de l'histoire d'Aïntab du Dr. Serafian ; il me le pardonnera.  Les autres documents proviennent de mon fond.  J'ai extrait le portrait du général Gracy, ce chef entraînant, d'un groupe qui m'est très intime.  J'ai pris la photographie de l'abbé Niorthe par un jour si triste qu'elle évoque mal ce martyre de la Foi.  Je remercie M. le général Dufieux de m'avoir autorisé à reproduire la lettre dont on verra le fac-similé.  Elle est, avec celle du général Gracy, un témoignage de la bienveillance dont, selon la tradition de l'armée française, ces chefs usaient avec leur plus modeste collaborateur, qui n'a su que la leur restituer en respect.  Je remercie enfin mon ami Jean Pichon, d'une part pour le beau fait d'armes tout empreint de ses vertus cavalières, qu'il m'a été si agréable de rappeler, d'autre part pour la carte des renoncements de la France au Levant qu'il a dressé pour son histoire du Partage du Proche-Orient, mais dont il a bien voulu mettre la clarté et l'intelligence au service de ce livre.
      En vérité, les Arméniens et les Français qui combattaient en Cilicie, songeaient plus à leur tâche qu'à la photographie ; aucun journal ne leur déléguait ses reporters ; ils ne tenaient pas de conférences de presse et, lorsqu'ils restaient des semaines, souvent des mois, sans recevoir de nouvelles de leurs affections, ils ne recevaient pas davantage d'appareils photographiques ou de films pour les charger ; et les malheurs de la guerre ont détruit le peu de témoignages qu'ils eussent pu nous transmettre.
     
Ainsi l'iconographie de la campagne de Cilicie est-elle rare, partant deux fois précieuse, ce qui me détermine, pour éviter qu'il n'en demeure bientôt rien, lorsque nul ne peut plus
      ... naître, vivre et mourir en la même maison,
à entreprendre la publication d'un album mémorial de la Cilicie que les circonstances semblent me laisser désormais seul en état d'offrir en hommage à ceux qui sont morts pour tenir le serment de la France aux Arméniens.
      Mais cet hommage ne me dispense pas d'émettre un voeu : que le Musée de l'Armée, reliquaire de nos gloires, consacre la plus exiguë de ses salles à conserver ce qu'il pourra réunir des souvenirs héroïques de cette croisade, autour des drapeaux turcs que le général Marty porta aux Invalides.
     
Les héritiers des Arméniens morts pour leur patrie, ceux des six mille Français tombés à leurs côtés, trouveront dans ces reliques de nouvelles raisons de s'aimer et de se respecter.

                                                                                           Paris, 28.8.1954.
                                                                                           du V.


                                                  AVANT-PROPOS


      J'ai écrit ce livre en 1936 ; il ne me parut pas actuel ; je l'ai laissé dans un tiroir ; je l'ai publié en 1938.  Ses douze éditions furent aussitôt épuisées.  C'est qu'on vivait alors l'une de ces périodes où la France ne daigne pas produire la substance de la patrie et, lors de ces époques, le monde sue des cauchemars.  Nous préparions le don gratuit aux Turcs du sandjak d'Alexandrette, la province d'Antioche, qui ne nous appartenait pas, mais à la Syrie notre pupille.  Survenant après les renonciations aussi gratuites que nous avions consenties aux mêmes Turcs du pays kurde et des terres chrétiennes, l'Arménie et la Cilicie que nous avions libérées, une angoisse forçait nos amis à s'interroger : Etions-nous pareils à nos pères, aucun Français ne se mettrait-il en travers de la France qui se reniait?  "La Passion de la Cilicie" fut le premier des trois documents que je versai au débat.
      Je fondai en même temps le Comité de la Méditerranée.  Il engagea la bataille pour Alexandrette et Antioche, il engage aujourd'hui la bataille pour l'Afrique du Nord avec une vigueur qui lui mérita d'être appelé "le dernier carré d'honneur" par un homme qui s'y connaissait ; et il parut qu'il survivait des Français mémoratifs de la mission de la France.
      Mais enfin la France légale nous a vaincu.  Comme elle avait abdiqué la Cilicie, après l'Arménie et le Kurdistan, elle abdiqua le Sandjak après la Cilicie.  Alors pourquoi rééditer ce vieux bouquin si tout est consommé?
      Mais parce que tout n'est pas consommé.
      La Cilicie fut le lever de rideau du drame dont Alexandrette fut le premier acte, dont l'Indochine n'est qu'un autre acte, dont notre expulsion de nos comptoirs hindous, notre démission de l'Afrique et enfin la démission de la chrétienté dans le monde s'annoncent comme le final.  La bataille continue donc et aucune bataille n'est perdue pendant l'action.  Desaix rattrapa Marengo et Juin Gamelin, et je me souviens du 18 juin.  Mais pour gagner cette bataille faut-il en connaître les données.  "La Passion de la Cilicie" en est une.  Elle nous annonça toutes choses survenues depuis lors ; elle nous annonce toutes choses qui se préparent : vous le verrez.
      Et puis, ayant relu ce livre, je n'y trouvai rien à changer.  C'est la récompense du renoncement aux carrières, ces pompes de Satan, de ce seul désir de vérité que certains veulent bien me reconnaître, et qui me permet d'écrire tout ce que les oreilles et les yeux m'ont attesté, tout, mais rien de plus.  Aussi ce livre me semble-t-il être d'abord ce que je souhaitais qu'elle fût : le récit d'une geste où ce que la France tout court enfante de plus pur se consuma dans un héroïsme dont Dien-Bien-Phu a montré qu'elle ne se lasse pas.
      Mais l'héroïsme des Français de Dufieux mourant en Cilicie aux côtés des Arméniens fut pur entre les purs, parce qu'ils acceptaient de mourir - et de quelle mort! - sans qu'on leur eût avoué les raisons d'une mort organisée, et bien assuré que leurs épouses, leurs pères, leurs enfants ne connaîtraient pas davantage ces raisons, ni même dans quelle vertu ils allaient mourir.  Ils n'attendaient rien, pas une allusion à leur gloire dans un journal français, pas un confetti dans Broadway, pas une inscription sur l'Arc-de-Triomphe, rien qu'une tombe sitôt profanée, enfin rien puisque leur héroïsme devait être celé à l'histoire pour que lui fût également celée la forfaiture de ceux qui les livraient à cette mort : "Je n'ai connu le massacre des Cinq-Cents que par votre article", disait à Henri de Kérillis le ministre de la Guerre à qui l'on avait osé taire - s'il disait vrai - la mort, et quelle mort! de ses soldats d'Ourfa.  Et ils ne proféraient pas une plainte.
      Le chapitre que je destinai à révéler le drame de Marache a servi de support à l'étude que mes chers amis Tharaud publièrent dans le numéro d'avril 1936 d'Art et Médecine, sous le titre Héros inconnus.  "Inconnus", car les morts de Marache furent cachés aux Français comme les morts d'Ourfa, comme aussi, jadis, les morts de Trafalgar.  Et puis, ce livre ayant paru à trop petit nombre, il est arrivé ce que j'ai dit, et M. A. Sarafian M. A. raconte à la page 7 du second tome de la belle histoire d'Aïntab, qu'il publia l'an passé à Los Angeles, qu'il lui fallut d'"infinies recherches" et l'intervention du clergé pour qu'il obtînt enfin qu'un dentiste lyonnais lui communiquât son exemplaire.  Puisqu'ainsi ce livre est introuvable aujourd'hui ; puisque les Bédouins de l'Euphrate, les Kurdes du Taurus au Tigre, les Arméniens que nos victoires ont privés de leur patrie, les Assyriens et les Chaldéens du Khabour, les Syriens pour qui Antioche a valeur de Strasbourg ; puisque tous ceux dont les pères respiraient hier encore avec nos pères, lui font l'honneur de refuser de se le passer de main en main, crainte que l'ami ne le leur rende, et qu'ils veulent le léguer à leur fils pour que sa lecture les justifie de l'amour dont ils s'exaltaient pour la France, puisqu'il est le seul témoignage de la gloire des morts et le seul messager ensuite de leurs enseignements, eh bien! réimprimons-le, et revenons par lui au lever du rideau.


                                                                                           Paul du VEOU
                                                                                            24 août 1954   




                   PREFACE DE LA PREMIERE EDITION


      Le géographe Onésime Reclus a écrit très justement que la plus grande défaite des Français a été celle du Québéc, qui leur a fait perdre l'Amérique, et leur plus grande victoire la prise d'Alger, qui leur a ouvert l'Afrique.
      Pourtant ni les Français de 1759, ni ceux de 1830 n'ont soupçonné l'importance de ces événements.
      Ceux de notre époque ne sont pas devenus plus clairvoyants, car ils n'ont pas non plus compris les dimensions du désastre que nous avons subi au Levant, de 1920 à 1925, désastre que dévoile ce livre, avec une précision de documentation qui en fait un jugement définitif.
      L'accord franco-britannique du 16 mai 1916, qui porte le nom de ses négociateurs, M. François Georges-Picot, ministre de France, ancien consul général à Beyrouth, et sir Mark Sykes, colonel, députés aux Communes, donnait à la France, principalement contre sa renonciation à sa situation en Palestine, des avantages capitaux :
      - les pétroles de l'Irak, "éponge à huile" ;
      - les cultures d'Argana, où le métal se trouve à l'état natif, et où il ne faut que des moyens de transport, non encore réalisés à l'heure actuelle ;
      - les cotons de la Cilicie, pays d'où avant-guerre, les Allemands tiraient déjà tout le nécessaire pour les filatures de Mulhouse, alors sous leur domination ;
      - le contact avec l'Iran, c'est-à-dire avec un pays aux possibilités immenses (le règne de Nadir-Shah au XVIIIe siècle, et tout récemment, en avril 1937, l'arrivée du Transiranien à Téhéran, en sont deux preuves indiscutables), et ouvrait l'Asie centrale à notre activité économique.
      Ce traité apportait donc à notre pays l'indépendance économique, en lui donnant les matières premières indispensables à un Etat moderne, savoir : pétrole, cuivre, coton, que nous n'avons pas, et pour lesquels nous payons un lourd tribut aux Etats-Unis et à l'Angleterre ; il nous ouvrait l'Asie centrale, où nos devanciers ont laissé un héritage d'influence et d'activité qui s'effrite lamentablement chaque jour.
      Mossoul et ses pétroles ont été livrés par Clemenceau sans un papier, sans un témoin, sans un avis : le ministre des Affaires Etrangères, Stephen Pichon m'a appris cette trahison que par le hasard d'une visite de sir Mark Sykes à M. Jean Goult, sous-directeur d'Asie ; et M. François Georges-Picot, notre Haut-Commissaire à Beyrouth, n'en a jamais reçu le moindre avis, sous quelque forme que ce fût, et alors qu'il était chargé des applications des accords franco-britanniques au Levant!  Il faut se souvenir, pour comprendre cet acte louche et désastreux, que le président Loubet, qui connaissait bien Clemenceau, refusa toujours de lui donner la main, même après Strasbourg, et avait dit : "
Tant que je serai Président de la République, Clemenceau ne sera jamais Président du Conseil".
      On évalue actuellement la valeur des gisements de pétrole reconnus dans l'ancien vilayet de Mossoul, et ainsi perdu pour nous, à trois cents milliards de francs Poincaré, plus que la fameuse indemnité allemande, elle aussu volatilisée ; et les vingt-cinq pour cent de la production pétrolère de cette région, que nos négociateurs sont parvenus à sauver, ont fourni en 1936, la moitié de notre consommation.
      Le cuivre et le coton sont partis sous le gouvernement du général Gouraud, marqué par une douloureuse série de désastres, au Nord, à l'Est et au Sud, par les honteuses évacuations de la région d'Ourfa, de la Cilicie et des approches de la frontière de Palestine.  Car, hélas! la France n'a jamais été représentée au Levant comme il aurait fallu, à part la trop courte période du général Weygand qui fut, comme on sait, congédié par télégramme : même aux pires heures de notre histoire, il n'y a pas eu de faute plus grave, grosse de conséquence plus lourde.
      Quelles sont donc les causes mystérieuses de cette série de hontes et de catastrophes?  Ce livre en apporte le récit documenté et en donne une explication.  L'auteur en est particulièrement qualifié.  Il a été, en effet, élevé dans l'ambiance des questions du Proche-Orient.  Sa famille, depuis l'époque de Charles IX, montra ses vaisseaux à toutes les Echelles.  Elle fonda des compagnies françaises et orientales de pêche et de commerce, dont plusieurs reçurent la charte de compagnies royales ; et si son bisaïeul mourut à Porto-Rico et son trisaïeul en Egypte, son quadrisaïeul vécut de longues années en Anatolie et en Arménie.
      Lui-même, ayant commencé la guerre au 156e d'Infanterie, l'acheva en Orient, Grèce, Bulgarie, Russie méridionale, pour la terminer à Constantinople.  En Turquie, les choses de l'Islam l'attirèrent, et, démobilisé, il se retira en Algérie avec l'intention de se consacrer à leur étude ; mais peu après, un télégramme de M. Leygues, alors Président du Conseil et Ministre des Affaires Etrangères vint le chercher pour lui offrir un poste au Levant.  Sa haute culture, sa connaissance des choses de l'Orient et des questions diplomatiques, sa droiture antique, font de l'ouvrage qu'il offre aujourd'hui au public, une oeuvre fondamentale sur cette triste période de notre histoire, où la France, encore une fois, a manqué son destin.
      Car voici ce que disait à propos du Levant Briand, alors simple député, à la séance de la Chambre du 25 juin 1920 : "
Considérez l'exemple qu'offre l'Angleterre.  Elle est en proie à des difficultés formidables soit près d'elle, soit loin d'elle ; la question musulmane se pose par celle de l'Orient, où ses troupes, en grande partie, sont malaisées à utiliser.  Eh bien, au milieu de tous ses embarras, vous croyez qu'elle renonce?  Allons donc!  Elle ne serait pas la Grande-Bretagne, elle ne justifierait pas sa grandeur.  Elle fait face partout.  Elle se dit : la difficulté?  Les peuples en meurent ou ils en sortent!  Quand ils en sont sortis, les peuples recueillent les fruits de leurs efforts".
      Et dès qu'il fut de nouveau ministre, sachant bien ce qu'il aurait dû faire pour la grandeur du pays, Briand se hâta de faire ce que n'aurait pas fait la Grande-Bretagne, et d'évacuer honteusement la Cilicie, sans aucune raison vraie.  La France a perdu ainsi le prix de lourds sacrifices qu'elle avait faits, alors qu'elle avait cause gagnée : car, du 1er janvier 1921 au 1er janvier 1922, date fatale de l'évacuation, la division Dufieux qui occupait la Cilicie n'a eu ni un tué ni un blessé, contrairement aux mensonges apportés à la tribune de la Chambre.
      D'un mot, voici un livre de haute qualité, sur une question pour laquelle des milliers des nôtres ont été sacrifiés en vain, souvent dans des conditions atroces, devant un ennemiu sans pitié, quoi qu'on en ait dit.  Ne serait-ce que par respect pour leurs mânes, chaque Français, chaque civilisé devrait lire le sinistre et glorieux récit de leur "Passion", pour les admirer, et tâcher de profiter de leur sublime leçon!

                                                     Général Edouard BREMOND (C.R.),
                                                     de l'Académie des Sciences coloniales.    

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